La CGT s'épuise dans la guerre de succession de Bernard Thibault
La CGT est dans une situation de plus en plus compliquée à l'heure où le gouvernement compte sur elle dans des négociations à hauts risques sur la réforme du marché du travail. La Confédération générale du travail, le premier syndicat français de salariés avec un peu plus de 600 000 cartes, est en crise. Empêtrée dans des querelles de succession jamais vues depuis qu'elle a rompu le cordon ombilical avec le parti communiste dans les années 1990.
Bernard Thibault, qui rêvait d’une succession qui reçoive « le consensus le plus large possible », est en train de rater sa sortie avec maestria. Après treize ans de règne, une éternité au vu des mandats de ses prédécesseurs Louis Viannet (1992-1999) et Henri Krasucki (1982-1992), et quatre réélections consensuelles sans heurts, « le Sphinx » passe la main dans la douleur.
Pour contrer la candidature au poste de secrétaire général en mars 2013 d'Eric Aubin, son numéro deux, patron de la construction et grand challenger, il devrait proposer ce mardi 16 octobre un nouveau dauphin à la commission exécutive (CE) : le métallurgiste Thierry Lepaon, 52 ans, chef de file de la CGT du Calvados.
Sauf nouveau coup de théâtre, cet ancien chaudronnier et délégué syndical de Moulinex au début des années 2000, encarté au PCF, à la tête du groupe CGT au conseil économique, social et environnemental (CESE) depuis fin 2010, pourrait être accepté par la commission exécutive, à en croire les dernières rumeurs dans le monde social qui le donnent « proche de la victoire ».
Pour autant, Lepaon, négociateur de la CGT sur les questions de formation professionnelle, jugé « consensuel », « rassembleur », « solide » par de nombreux acteurs et observateurs, n’est pas sorti du tunnel. Il doit recueillir les 6 et 7 novembre la majorité des voix du comité confédéral national (CCN), qui a le dernier mot en la matière. Ce qui n'est pas gagné. Le « Parlement » de la CGT a déjà démontré le 31 mai combien il pouvait être imprévisible. Ce jour-là, Thibault, qui avait annoncé début janvier qu’il ne rempilerait pas pour un nouveau mandat, a voulu introniser sa protégée à la tête du syndicat : Nadine Prigent, 54 ans, ex-infirmière et ex-secrétaire générale de la fédération de la santé. Il a été désavoué par l'exécutif de la CGT.
Par 304 mandats contre (255 voix pour et 73 abstentions), le CCN, qui regroupe les patrons des fédérations et les unions départementales, des instances pourtant notoirement tenues par la direction confédérale, avait rejeté la candidature de Nadine Prigent. Thibault a tiré quelques jours après une seconde cartouche : Agnès Naton. Mais l'ex-secrétaire de la fédération de Haute-Savoie, directrice de l’organe cégétiste La Nouvelle Vie ouvrière, a été mise en retrait. Puis l'hypothèse un temps avancée de Frédéric Imbrecht, l'ancien dirigeant de l'énergie, a été finalement abandonnée, au vu des affaires liées au comité d'entreprise d'EDF.
De grosses fédérations, dont celle de Thibault, les cheminots, ainsi que des unions importantes (le Nord, Marseille, l'Île-de-France, Toulouse), ont plébiscité Éric Aubin, son numéro deux, « le monsieur retraite » de la CGT, « un réformiste », « pragmatique », « bosseur », « rassembleur », « expérimenté », décrit son entourage. Cet ancien électricien, issu du privé, que Thibault refuse de soutenir car l'aspirant aurait trop affiché son ambition, était « une chance » pour l'organisation, juge un haut gradé syndical. Extérieur à la CGT, cet interlocuteur ne tient pas à ce que son identité apparaisse. « Aubin est, estime-t-il, l'homme de la refonte à l'heure où l'organisation perd des voix et cherche à se restructurer car elle n'a pas su prendre en compte les évolutions du syndicalisme. Il a fusionné trois fédérations (construction, bois, ameublement), négocié des réformes importantes, la pénibilité au travail, les retraites. »
Au siège de la CGT à Montreuil, on veut bien parler de ce « bordel interne ». Mais uniquement en off et loin des bureaux où la paranoïa semble s’être installée pour de longs mois. Depuis le printemps, une ambiance délétère « pourrit » la centrale. « Je ne préfère pas vous parler par téléphone. Ici, c'est les pays de l'Est », s’excuse un pro-Aubin, membre de la commission exécutive qui préfère rester anonyme pour « ne pas sauter » et donne rendez-vous dans un café.
« Thibault a choisi la stratégie du pourrissement. Il joue sur l'usure et la méconnaissance de Lepaon. Qu’on en finisse. Nous sommes tous fatigués par cette crise. Tant pis si la CGT écope d'une candidature transitoire et par défaut. On a une crise économique bien plus grave à gérer », lâche-t-il, plein d’amertume.
Ce proche d'Aubin ne comprend pas « l’entêtement » de Thibault qu’il a toujours soutenu : « Il est devenu autiste. Moi, à sa place, en voyant le CCN se dresser contre ma candidate, j’aurais démissionné. Dans une organisation démocratique, on retient la leçon. » Et il écarte toute accusation de misogynie à l'encontre de Prigent et Naton : « Elles ont été retoquées pas parce qu’elles sont des femmes mais car elles n’avaient pas les épaules. Prigent incarnait la gestion sans réforme profonde, un pari impossible aujourd’hui. Naton était une retraitée des Télécoms alors qu’il faut un actif pour gouverner. »
Pour les pro-Aubin, rien n'est gagné. « Thibault propose un nouveau nom ce mardi mais le débat reste entier. Quel syndicalisme demain pour la CGT ? Ce n'est pas la commission exécutive qui décide mardi mais le CCN. D'ici novembre, il peut se passer plein de choses », prévient un autre soutien. Il condamne la méthode : « Donner un nom avant le débat interne qui n'a pas encore eu lieu, pour faire comme si c'était plié, en instrumentalisant la presse, le patronat, c'est s'asseoir sur la démocratie et risquer une grave crise interne qui nous affaiblirait sur le front social. Les organisations veulent avoir leur mot à dire. »
Candidat par défaut, Lepaon, qui rêvait du poste et se tenait en embuscade, arrive dans les pires conditions. Il va non seulement devoir affronter un vent houleux de contestation mais il va devoir faire taire les rumeurs. Des dossiers sortent, pas seulement dans les rangs des pro-Aubin. On lui reproche de fréquenter Le Quadrilatère, un club de patrons, DRH, syndicalistes et journalistes, créé en 1992 par le groupe de presse Liaisons sociales. « Heureusement que des patrons rencontrent des syndicalistes, et vice-versa », s'est récemment défendu dans Libération l'intéressé qui n'a pas donné suite à nos demandes d'entretien.
D'autres adversaires l'accusent d'être « franc-maçon comme Mélenchon », « tenu » par Raymond Soubie, l'ex-conseiller social de Sarkozy. Des anciennes camarades Moulinex « ne le recommandent pas ». Elles le décrivent « pas clair » dans la gestion de l'interminable conflit qui a marqué le début des années 2000, « trop proche des patrons ». « Tout ça, c'est des conneries. Je connais Lepaon. Il a été exemplaire lors du conflit. Je ne vois pas en quoi faire partie d'un club d'échanges qui rassemble des patrons et des syndicalistes est une secte maçonnique. Soubie allait bien à l'opéra avec Krasucki ! » s'insurge un ami de Lepaon.
Pour apaiser les tensions et dessiner un consensus autour du métallurgiste, Thibault joue de son aura. « Il mouline en interne. Il nous demande de voter pour Lepaon “dans l’intérêt supérieur de l’organisation”. C’est la formule utilisée par la direction lorsque nous étions l’organe du PC, “ferme ta gueule et vote ce qu’on te dit” », proteste un ancien haut responsable qui « croyait la CGT sortie du bourbier avec le PC ». Il craint que la centrale n'en vienne à abriter « toutes les divisions au sein du Front de gauche de Mélenchon avec l'arrivée d'un communiste et des règlements de comptes après l'élection ».
« Pas de femme, ni de beur. Quoi de neuf sous le soleil ? Lepaon, c'est la continuité », moque une autre figure de poids de la centrale. Pour elle, ses divisions en disent long sur les conceptions du syndicalisme qui s'opposent en interne à un moment où Thibault est jugé « pas assez méchant » avec le patronat. Elle envie la CFDT qui rajeunit et vit une transition tout en douceur. Après dix ans de droite, François Chérèque, 56 ans, transmet sans problème le flambeau à Laurent Berger, 43 ans. Il a promu son dauphin dès mars dernier, sans qu'une voix dissonante ne monte.
La crise à la CGT ? La CFDT ne commente surtout pas. « Un syndicat en crise ne renforce jamais un autre syndicat. Ça affaiblit le syndicalisme », abrège leur service de presse qui croule sous les demandes d'interviews et de portraits du futur numéro un. Les journalistes s'arrachent ce pragmatique issu du christianisme social avant sa nomination officielle fin novembre.
Force Ouvrière aussi ne veut pas s'étendre sur le sujet. Elle a connu « ce genre de crise » au départ d'André Bergeron en 1989. « Il leur faudra du temps pour réunifier les bandes », prédit seulement un cadre de FO. « Les crises de positionnement du personnel, c'est très compliqué. Dans des négociations majeures, cela n'aide pas à donner des lignes de force. Cela affaiblit la portée du discours. L'hiver dernier, pour les accords jeunes, ils étaient complètement à côté de la plaque », raconte-t-il.
À l'Élysée, le dossier CGT est « suivi de très près » mais on est « moins inquiets » qu'il y a quelques mois. Hollande, qui espère pour la fin de l’année « un compromis historique entre le Medef et la CGT », ne voudrait pas voir la puissante organisation paralysée, sans tête. Il entend renouer avec le dialogue social et trancher avec l’ère Sarkozy. « Un échec des négociations serait historique », dit-on dans son entourage. « Le CCN votera en faveur de Lepaon, assure un des collaborateurs de l'Élysée. Il est contesté mais il a les épaules. Quel leader syndicaliste arrive auréolé d'une réputation sans tache au poste de secrétaire général ? La CGT va retrouver sa place. Tout le monde a intérêt, y compris le patronat, à ce qu'elle soit debout. »
Il se réjouit que la CGT ne soit plus « dans la partie éruptive : on va vers l’apaisement ». Et tempère : « Cela n'existe pas une organisation monolithique. Ce sera réglé dans un mois. Lors de leur prochain comité confédéral, ils se mettront d'accord. Et les négociations n'auront lieu qu'un mois plus tard, fin décembre, début janvier. Nous serons en capacité de signer un accord. »
Source mediapart.fr