Le cri de colère d'Antonio Tabucchi : "Ce serait donc de la faute des Tziganes ?"
LE MONDE MAGAZINE | 04.09.10
Depuis plus de dix ans, l'écrivain italien Antonio Tabucchi s'indigne de voir les droits des Tziganes bafoués dans son pays. Le Monde Magazine lui a demandé de réagir à la politique d'expulsions menée par le gouvernement français.
L'initiative de M. Sarkozy d'expulser les Roms de France peut être lue comme le prolongement du dessein politique qui lui avait inspiré le débat sur l'"identité nationale". Le sens de ce débat a été d'emblée très clair : un "blanchissage", une façon de ne pas assumer l'histoire dans son ensemble, la "défécation" de toutes les impuretés que l'histoire de chaque nation comporte forcément, pour bâtir une histoire artificielle comme l'Italie a essayé de le faire ces dernières années. Ce débat a fait un flop parce que, par bonheur, les Français ont de leur identité une idée nettement plus noble que M. Sarkozy ne le pensait.
Le rapatriement des Roms mis en œuvre de façon si tapageuse, dans un esprit de propagande, me semble socialement plus nocif que le débat sur l'identité nationale ; et cela non seulement pour la France, mais aussi pour le reste de l'Europe, parce qu'il est porteur de zizanie sociale. Il inocule dans la tête des citoyens culturellement plus fragiles l'idée que le malaise de société actuel, les problèmes économico-sociaux les plus évidents – le chômage, les violences dans les banlieues, l'impunité des grands groupes financiers et économiques, les dépenses militaires, le désastre environnemental, bref l'énorme insécurité que les citoyens ressentent en cette malheureuse période historique – sont de la faute des Tziganes.
Désigner un bouc émissaire est un vieux réflexe européen. Nul besoin d'avoir une profonde culture pour savoir que le recours au bouc émissaire et le racisme s'allient depuis toujours aux moments les plus difficiles que traverse l'Europe : on commence par stigmatiser le plus pauvre, puis on arrive aux juifs, aux Arabes, aux homosexuels, aux handicapés, aux démunis, aux intellectuels, aux dissidents politiques.
L'Italie de Berlusconi a commencé avant M. Sarkozy. Le ministre de l'intérieur, Roberto Maroni, membre d'un menaçant parti (la Ligue du Nord) ostensiblement xénophobe et raciste (ses représentants invitent publiquement à tirer sur les sans-papiers comme sur des lapins de garenne) a lancé en 2008 un fichage pour relever les empreintes digitales des enfants tziganes dans les camps, fichage qui a malheureusement suscité peu de réactions dans les autres pays européens. Dans le même temps, une campagne du gouvernement fondée sur le "concept de sécurité" orientait le mal-être et le ressentiment de la population italienne vers les Tziganes.
L'Italie a réagi avec indifférence, comme elle avait réagi avec indifférence aux lois raciales signées par Victor Emmanuel III de Savoie en 1938. Des lois qui permirent à la police de ficher tous les noms de famille des juifs italiens, ce qui facilita grandement la déportation des juifs par l'occupant nazi.
Eh bien, nous ne voulons plus de fiches en Europe. Que ces lugubres ministres mettent en fiches leurs propres familles.
BANALITÉ DU RACISME
La grande force du racisme est sa banalité. Le raciste, le xénophobe, n'est pas un monstre sorti de notre imaginaire. Comme Hannah Arendt l'a dit du nazisme, en évoquant "la banalité du mal", le raciste est généralement un respectable père de famille qui, plein de bonnes intentions, désire rééduquer ou "isoler" ces franges "irrégulières" de la société qui sont "affreuses, sales et méchantes", pour imiter le titre d'un célèbre film.
Un des plus grands historiens contemporains du racisme, George Mosse (Toward the Final Solution : A History of European Racism, Ed. Howard Fertig, 1978), observe que le racisme tend à devenir le point de vue de la majorité. Et que la majorité tend à éliminer naturellement la minorité, parce que (et là se trouve le tour de passe-passe logique que l'on constate aujourd'hui en France comme en Italie) le racisme fait croire qu'on ne devient pas criminel, mais qu'on l'est par naissance : est criminel celui qui appartient à une certaine ethnie, indépendamment du délit qu'il a pu commettre. Appartenir à cette catégorie est déjà un délit.
Et de fait, l'épouvantable loi Bossi-Fini sur l'immigration, élaborée par le gouvernement Berlusconi, considère comme criminels ceux qui vivent en Italie sans papiers. On ne finit pas en prison parce qu'on a commis un crime, comme le voudrait le code pénal d'un pays démocratique, mais pour un "méta-crime" : celui de n'être pas semblable aux autres.
Que le Conseil de l'Europe ait accepté cette loi, qui offense les droits de l'homme les plus élémentaires et va contre la volonté exprimée par les Nations unies, est le symptôme d'un vide juridique qui correspond malheureusement au grand pas que l'Europe doit encore faire si elle veut construire une solide idée de citoyenneté commune. Le problème est qu'il existe un circuit pervers entre les institutions de l'Etat et la politique : les politiciens sont l'Etat, mais ils placent au-dessus de l'idée d'Etat le consensus électoral, la chasse aux votes, les affaires. La crise de la démocratie, qui est aussi une crise de l'Etat, consiste notamment en cela.
POPULISME
L'entretien que le ministre français de l'intérieur, M. Brice Hortefeux, a donné au Monde le 23 août 2010 est alarmant : on y retrouve à l'évidence le populisme le plus bas, un volontarisme qui privilégie l'action sur la réflexion, un mépris pour la culture et les intellectuels, c'est-à-dire pour qui pense.
Car ceux qui pensent (les philosophes, les sociologues, les anthropologues, les juristes, bref les intellectuels) se posent des questions et ont des doutes. C'est sur le doute que se fonde la science, c'est sur le doute que se fonde la recherche de la vérité. Une telle recherche est souvent difficile, parfois impossible, mais dans le cas présent il ne s'agit pas de l'existence de Dieu ou de l'origine des espèces.
Cela fait une drôle d'impression d'entendre un ministre de la France d'aujourd'hui, auquel on demande si les critiques envers l'action musclée du gouvernement ne sont pas embarrassantes, répondre : "Je vous invite à ne pas confondre le petit milieu politico-médiatique parisien et la réalité de la société française ! La sécurité est l'un des tout premiers droits. Ceux qui le nient ne sont généralement pas les moins privilégiés. Vous êtes aveuglés par le sentiment dominant des soi-disant bien-pensants, qui, en se gargarisant de leur pensée, renoncent à agir. (…) Sur les questions de sécurité et d'immigration, le message des Français au printemps était limpide. Nous ne sommes ni sourds ni aveugles. Seul Saint-Germain-des-Prés ne le comprend pas." Peut-être M. Hortefeux pense-t-il que l'Eglise française, le pape, l'Union européenne et l'ONU siègent tous à Saint-Germain-des-Prés ?
Et que signifie cette autre déclaration : "La réalité, c'est que l'action engagée du président de la République rassemble les Français." ? Le verbe "rassembler" évoque des rassemblements de triste mémoire mais dans ce cas, je crois qu'il s'agit d'un malheureux lapsus : le ministre confesse innocemment les motivations électoralistes qui se trouvent derrière ce projet. Le problème est que le peuple peut être rassemblé sous des idées peu nobles, car le pire souvent attire davantage les foules que le meilleur. Parce que pour le meilleur, il faut la culture, l'éducation, la tolérance, la civilité. Est-il possible qu'un ministre européen n'ait pas encore compris dans toute sa portée la signification du mot "citoyenneté" ? Les Tziganes (roumains, bulgares, italiens ou français) sont citoyens, comme nous tous.
Et puisque l'Europe existe et que, dans son essence primaire, le concept de citoyenneté est fondamental, M. Hortefeux mais aussi le ministre Maroni et sa Ligue, et tous ceux qui partagent cette mentalité, devront comprendre ce concept élémentaire. A moins qu'ils ne veuillent courir le risque de diviser profondément les citoyens européens au lieu de les "rassembler".
Est-il possible que l'Europe ait déjà perdu la mémoire de sa honte ? Faut-il rappeler qu'avant-hier, à Auschwitz, furent brûlés entre 500 000 et 700 000 Tziganes (l'estimation est incertaine pour une population en bonne partie privée de carte d'identité) ? Faut-il rappeler les temps les plus sombres que la France a réservés aux gens du voyage ? Faut-il rappeler qu'après la loi de 1912, les Tziganes se sont vu imposer un carnet anthropométrique, qu'ils devaient faire viser dans chaque commune, à leur arrivée et à leur départ ? Faut-il rappeler qu'en octobre 1940, à la demande de l'occupant nazi, le gouvernement de Vichy interna les Tziganes dans des camps de "surveillance" ? Faut-il rappeler le train (billet "offert" aux Tziganes par Pétain) qui, de France, partit pour Auschwitz ? Est-il possible que certains politiciens ne sachent pas que l'ordonnance de déportation de Himmler, en avril 1940, s'appelait "ordonnance de transplantation"? Les Tziganes constituent un problème ? Evidemment ! La France, l'Italie, l'Europe ont les moyens et les capacités d'affronter de manière sérieuse et décente un problème réel. Qu'elles l'affrontent et le résolvent.
Qu'on veuille en outre justifier une action juridiquement choquante en prenant l'exemple de pays qui l'ont déjà fait est vraiment inacceptable : "La politique française à l'égard des Roms est déjà pratiquée dans d'autres pays européens. Pourquoi ce qui serait acceptable ailleurs serait condamnable chez nous ?" L'Elysée a envoyé un message à l'Iran afin qu'une femme ne soit pas lapidée (de toute évidence, les droits de l'homme des pays lointains préoccupent le gouvernement français). J'imagine la stupeur du gouvernement français si Ahmadinejad venait à répondre que la politique iranienne concernant l'adultère est déjà pratiquée dans d'autres pays arabes, et se demandait pourquoi ce qui est acceptable ailleurs serait condamnable en Iran.
Et M. Hortefeux de conclure : "Notre pays est aujourd'hui un des plus sûrs de la planète." Sous-entendu : grâce à la chasse aux Roms. Et tous ceux qui défendent la dignité des personnes et les droits de l'homme sont des "soi-disant bien-pensants", ou "la gauche milliardaire". Eh bien, allons voir qui manipule vraiment les milliards. Mais, à propos, avez-vous jamais entendu un Rom revendiquer un attentat à la bombe sur un avion de ligne ?
LE MAL-PENSANT
Le 11 décembre 2007, la France a été le premier pays occidental à recevoir le colonel Mouammar Kadhafi, le dictateur libyen au pouvoir depuis 1969.
La Libye était considérée comme un "Etat voyou" jusqu'à ce que Mme Condoleeza Rice, pour des raisons mystérieuses, lui restitue une " virginité" que l'administration Obama n'accepte pas. Mais à l'évidence, pour M. Sarkozy, les nomades ne sont pas tous pareils : certains peuvent même planter leur tente dans les jardins de Marigny. Car sous la tente de bédouin du colonel Kadhafi, il n'y avait pas les pauvres objets des tentes de Roms. Il y avait des milliards.
L'hospitalité de l'Elysée a rapporté à la France (officiellement) dix milliards d'euros. En plus de la fourniture de réacteurs nucléaires destinés (officiellement) à alimenter les installations de désalinisation, la France de M. Sarkozy, grâce aux "négociations exclusives pour l'acquisition d'équipement militaire", a vendu à ce gentilhomme quatorze avions de chasse Rafale et trente-cinq hélicoptères de combat. Peut-être le gouvernement français l'a-t-il fait pour de nobles raisons, étant donné qu'à cette occasion, le président Sarkozy a déclaré : "J'ai demandé au leader libyen de faire des progrès sur la question des droits de l'homme."
Les "progrès " du leader libyen ne se sont pas fait attendre. En 2008, Berlusconi signe avec Kadhafi le traité de Benghazi, ou traité d'amitié italo-libyen, avec des milliards en jeu et l'accès aux banques italiennes. Le terroriste qui, en 1988, plaça une bombe dans l'avion de la PanAm et qui était emprisonné à vie, libéré par le gouvernement britannique pour "raisons humanitaires", a été reçu en Libye comme un héros national. Les succès diplomatiques du colonel Kadhafi sont évidents.
Le ministre Hortefeux devra admettre que, parmi les "soi-disant bien-pensants", se trouvent aussi, carrément, des mal-pensants comme moi. Mais je ne pense pas être le seul, dans cette Europe où "la France est un des pays les plus sûrs de la planète". Est-il vrai que les services libyens circulent désormais dans certains pays européens sans être dérangés ? Peut-être est-ce pour nous protéger des Roms.
Traduit de l'italien par Bernard Comment.
L'auteur
Dès 1999, dans Gli Zingari e il Rinascimento. Vivere da Rom a Firenze (Ed. Feltrinelli) et dans le documentaire de Silvio Soldini, Rom Tour, Antonio Tabucchi dénonçait les conditions d'accueil des Roms à Florence. Romancier, nouvelliste, essayiste, chroniqueur, traduit dans le monde entier, il est notamment l'auteur de Nocturne indien (prix Médicis étranger, 1987, 10/18) ; Tristano meurt (prix Méditerranée étranger, 2005) et Le Temps vieillit vite (2009) – tous deux chez Gallimard.
Source lemonde.fr